lundi 21 octobre 2024

04) Écrire une Nouvelle Histoire

 


Les heures poursuivaient les heures, les jours se succédaient. Cela faisait exactement un mois que Selin était arrivée ici. L’automne commençait à bien se faire sentir au Canada. Les matins étaient plus sombres, les soirées plus fraîches. Chaque soir, lorsque le soleil rougissait à l’horizon, Selin pensait qu’il faisait nuit à Zurich, que son fils était seul à la maison mais qu’il dormait paisiblement, exactement comme elle aimait l’imaginer. Du fond de son cœur, elle murmurait : « Bonne nuit, mon trésor. » Dans peu de temps, Charles rentrerait du travail et ils prépareraient ensemble le dîner. C’était une heure du jour où Selin se sentait généralement en paix. Sur le vieux continent, le jour était depuis longtemps tombé, la nuit avait commencé.

Chaque matin, à six heures, lorsque le réveil sonnait, elle tendait encore à moitié endormie la main vers son téléphone sur la table de chevet, désactivait le mode avion et vérifiait ses messages, au cas où il se serait passé quelque chose d’urgent pendant la nuit.

Charles, encore somnolent, se levait en titubant et tirait les rideaux en demandant : « Tu veux un café, mon amour ? » Selin, avec son sourire espiègle habituel, répondait : « Oui, mon amour. » C’était ainsi que leur journée commençait.

Charles revenait dans la chambre avec deux cafés qui sentaient délicieusement bon. Il posait l’un des deux sur la table de chevet, là où Selin venait juste de poser son téléphone, puis l’embrassait doucement en murmurant : « Good morning my love. » C’était un rituel qu’il ne manquait jamais. Assis côte à côte, ils sirotaient leur café en discutant du travail de Charles, des cours de Selin, de la politique, des parents qui vieillissent et de ce chemin de vie qu’ils partageaient. Mais surtout, ils parlaient de leurs enfants restés en Europe, chacun dans un pays différent.
C’était leur vie pour l’instant. Une vie paisible, tranquille, rythmée. Leurs enfants avaient grandi, mais les laisser pour partir sur un autre continent avait été une aventure en soi.
Selin était très proche de son fils. Elle se définissait comme une « mère tigre », selon l’expression des Asiatiques. Elle lui écrivait tous les jours, s’intéressait à ses cours universitaires, partageait ses réflexions. Tandis qu’elle sirotait son café, son esprit s’envolait au-dessus des continents comme un oiseau. « Il est probablement en pause déjeuner maintenant. Il est un peu lent, sûrement que les autres étudiants sont déjà dans le couloir alors que lui rassemble encore son ordinateur et sa tablette », pensait-elle. Charles avait aussi deux enfants, mais il croyait qu’il fallait laisser les enfants libres, qu’ils ne pouvaient construire leur identité qu’ainsi. Là-dessus, ils étaient différents.

Tandis que leur conversation s’intensifiait, le ciel au-dessus de la ville s’éclaircissait lentement, les lumières s’éteignaient une à une, et le jour se levait peu à peu. Ils ne comptaient rester dans cette ville que deux ans maximum, avant de retourner sur le continent. Selin avait déjà commencé à chercher une maison en France ou en Suisse. Elle aimait rêver à cela. Charles l’accompagnait dans ces rêveries. Rien ne valait la tranquillité de cette première heure de la journée avec un café. Puis, tout à coup, ils réalisaient qu’il était presque sept heures et sautaient du lit pour courir ensemble sous la douche.

Pour la première fois depuis des années, Selin ne travaillait pas. Et cela, sans que ce fût sa propre décision. L’entreprise avait changé de propriétaire, et les nouveaux dirigeants avaient licencié vingt-sept personnes. Cette décision soudaine l’avait d’abord mise en colère. Elle avait été peinée de voir ses années de dévouement ainsi balayées. Mais avec le temps, une autre sensation avait envahi son cœur : un sentiment de légèreté. Elle avait peut-être besoin de repos, d’apprendre de nouvelles choses, de suivre Charles au Canada. Elle était enthousiaste à l’idée qu’ils allaient pouvoir passer du temps ensemble.

Lorsque Charles partait au travail, elle avait une demi-heure avant de se rendre à son cours de français. Elle passait ce temps à ranger la cuisine, vider le lave-vaisselle, mettre de l’ordre. Pendant ce moment calme, l’image du jour de son licenciement refaisait surface.

Elle était montée les escaliers, avait saisi le code à quatre chiffres de la porte et était entrée dans le vaste bureau à aire ouverte. Depuis le changement de propriétaire, chaque fois qu’elle franchissait cette porte, elle se sentait oppressée. L’un des jeunes chefs, assis près de l’entrée, criait au téléphone. Ce ton irrespectueux l’exaspérait. Elle avait déposé ses affaires sur son bureau et s’était dirigée vers la machine à espresso brillante au fond du bureau lorsqu’un collègue était arrivé en disant : « Aujourd’hui, 27 personnes vont être licenciées. »

De retour à son bureau, elle avait lu l’e-mail en question, envoyé justement par ce jeune cadre si arrogant. Dans un jargon d’école de commerce, il y était question d’amélioration de la productivité et de réduction des coûts. Elle avait été écœurée par le ton condescendant du message.
Elle avait vu ses collègues être appelés un à un au service des ressources humaines, comme des condamnés à mort. Elle n’eut pas le temps de se demander si son tour viendrait : Marina se tenait silencieusement derrière elle. Elle l’avait conduite à la salle de réunion. Dès sa sortie du bureau, elle avait éclaté en sanglots. Dans le tramway, tout le monde lui semblait triste. Elle en était descendue, avait marché le long du rivage sous une pluie fine. Ce n’est qu’après avoir pleuré de nouveau en pensant à son cinquantième anniversaire, une semaine plus tard, qu’elle avait réussi à se calmer. Les émotions de ces jours-là étaient encore vives, mais elles ne lui faisaient plus mal.

Elle passa sa main sous la lanière de son sac à dos en cuir vert et se regarda une dernière fois dans le miroir. Vingt-cinq ans plus tôt, lorsqu’elle était venue à Zurich pour un entretien, l’entreprise lui avait payé le billet depuis Stockholm. La vie était rose. L’entretien avait été bref. Le directeur du personnel avait déjà préparé le contrat. Le salaire était presque trois fois supérieur à ce qu’elle gagnait à Stockholm. Quel homme courtois, ce directeur.
En vingt-cinq ans, les directeurs du personnel avaient changé. On les appelait désormais directeurs des ressources humaines. À l’époque, ce gentil homme lui avait dit : « Le CEO et moi avons signé, il ne manque plus que ta signature. Rentre chez toi, lis, réfléchis et donne ta réponse. » Elle se souvenait de ce moment avec le sourire.

Vingt-cinq années magnifiques avaient passé à toute vitesse. Elle avait progressé dans sa carrière, assuré sa sécurité financière. Mais pour une raison qu’elle ignorait, elle n’avait jamais osé changer d’histoire. Ce n’est qu’en étant licenciée qu’elle avait trouvé la force d’écrire une nouvelle page.

Elle tourna depuis la rue Saint André, puis s’engagea dans la rue de la Commune. Il pleuvinait encore légèrement. Cette fois, Selin marchait avec un large sourire sur le visage. Elle avait laissé son travail, sa routine, son ancienne vie derrière elle, mais elle aimait de tout son cœur sa nouvelle vie. Parfois, une fin que l’on n’a pas écrite soi-même peut être un tout nouveau commencement.

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