Les heures poursuivaient les heures, les jours se succédaient. Cela faisait
exactement un mois que Selin était arrivée ici. L’automne commençait à bien se
faire sentir au Canada. Les matins étaient plus sombres, les soirées plus
fraîches. Chaque soir, lorsque le soleil rougissait à l’horizon, Selin pensait
qu’il faisait nuit à Zurich, que son fils était seul à la maison mais qu’il
dormait paisiblement, exactement comme elle aimait l’imaginer. Du fond de son
cœur, elle murmurait : « Bonne nuit, mon trésor. » Dans peu de temps, Charles
rentrerait du travail et ils prépareraient ensemble le dîner. C’était une heure
du jour où Selin se sentait généralement en paix. Sur le vieux continent, le
jour était depuis longtemps tombé, la nuit avait commencé.
Chaque matin, à six heures, lorsque le réveil sonnait,
elle tendait encore à moitié endormie la main vers son téléphone sur la table
de chevet, désactivait le mode avion et vérifiait ses messages, au cas où il se
serait passé quelque chose d’urgent pendant la nuit.
Charles, encore somnolent, se levait en titubant et
tirait les rideaux en demandant : « Tu veux un café, mon amour ? » Selin, avec
son sourire espiègle habituel, répondait : « Oui, mon amour. » C’était ainsi
que leur journée commençait.
Charles revenait dans la chambre avec deux cafés qui
sentaient délicieusement bon. Il posait l’un des deux sur la table de chevet,
là où Selin venait juste de poser son téléphone, puis l’embrassait doucement en
murmurant : « Good morning my love. » C’était un rituel qu’il ne manquait
jamais. Assis côte à côte, ils sirotaient leur café en discutant du travail de
Charles, des cours de Selin, de la politique, des parents qui vieillissent et
de ce chemin de vie qu’ils partageaient. Mais surtout, ils parlaient de leurs
enfants restés en Europe, chacun dans un pays différent.
C’était leur vie pour l’instant. Une vie paisible, tranquille, rythmée. Leurs
enfants avaient grandi, mais les laisser pour partir sur un autre continent
avait été une aventure en soi.
Selin était très proche de son fils. Elle se définissait comme une « mère tigre
», selon l’expression des Asiatiques. Elle lui écrivait tous les jours,
s’intéressait à ses cours universitaires, partageait ses réflexions. Tandis
qu’elle sirotait son café, son esprit s’envolait au-dessus des continents comme
un oiseau. « Il est probablement en pause déjeuner maintenant. Il est un peu
lent, sûrement que les autres étudiants sont déjà dans le couloir alors que lui
rassemble encore son ordinateur et sa tablette », pensait-elle. Charles avait
aussi deux enfants, mais il croyait qu’il fallait laisser les enfants libres,
qu’ils ne pouvaient construire leur identité qu’ainsi. Là-dessus, ils étaient
différents.
Tandis que leur conversation s’intensifiait, le ciel
au-dessus de la ville s’éclaircissait lentement, les lumières s’éteignaient une
à une, et le jour se levait peu à peu. Ils ne comptaient rester dans cette
ville que deux ans maximum, avant de retourner sur le continent. Selin avait
déjà commencé à chercher une maison en France ou en Suisse. Elle aimait rêver à
cela. Charles l’accompagnait dans ces rêveries. Rien ne valait la tranquillité
de cette première heure de la journée avec un café. Puis, tout à coup, ils
réalisaient qu’il était presque sept heures et sautaient du lit pour courir
ensemble sous la douche.
Pour la première fois depuis des années, Selin ne
travaillait pas. Et cela, sans que ce fût sa propre décision. L’entreprise
avait changé de propriétaire, et les nouveaux dirigeants avaient licencié
vingt-sept personnes. Cette décision soudaine l’avait d’abord mise en colère.
Elle avait été peinée de voir ses années de dévouement ainsi balayées. Mais
avec le temps, une autre sensation avait envahi son cœur : un sentiment de
légèreté. Elle avait peut-être besoin de repos, d’apprendre de nouvelles
choses, de suivre Charles au Canada. Elle était enthousiaste à l’idée qu’ils
allaient pouvoir passer du temps ensemble.
Lorsque Charles partait au travail, elle avait une
demi-heure avant de se rendre à son cours de français. Elle passait ce temps à
ranger la cuisine, vider le lave-vaisselle, mettre de l’ordre. Pendant ce
moment calme, l’image du jour de son licenciement refaisait surface.
Elle était montée les escaliers, avait saisi le code à
quatre chiffres de la porte et était entrée dans le vaste bureau à aire
ouverte. Depuis le changement de propriétaire, chaque fois qu’elle franchissait
cette porte, elle se sentait oppressée. L’un des jeunes chefs, assis près de
l’entrée, criait au téléphone. Ce ton irrespectueux l’exaspérait. Elle avait
déposé ses affaires sur son bureau et s’était dirigée vers la machine à
espresso brillante au fond du bureau lorsqu’un collègue était arrivé en disant :
« Aujourd’hui, 27 personnes vont être licenciées. »
De retour à son bureau, elle avait lu l’e-mail en
question, envoyé justement par ce jeune cadre si arrogant. Dans un jargon
d’école de commerce, il y était question d’amélioration de la productivité et
de réduction des coûts. Elle avait été écœurée par le ton condescendant du
message.
Elle avait vu ses collègues être appelés un à un au service des ressources
humaines, comme des condamnés à mort. Elle n’eut pas le temps de se demander si
son tour viendrait : Marina se tenait silencieusement derrière elle. Elle
l’avait conduite à la salle de réunion. Dès sa sortie du bureau, elle avait
éclaté en sanglots. Dans le tramway, tout le monde lui semblait triste. Elle en
était descendue, avait marché le long du rivage sous une pluie fine. Ce n’est
qu’après avoir pleuré de nouveau en pensant à son cinquantième anniversaire,
une semaine plus tard, qu’elle avait réussi à se calmer. Les émotions de ces
jours-là étaient encore vives, mais elles ne lui faisaient plus mal.
Elle passa sa main sous la lanière de son sac à dos en
cuir vert et se regarda une dernière fois dans le miroir. Vingt-cinq ans plus
tôt, lorsqu’elle était venue à Zurich pour un entretien, l’entreprise lui avait
payé le billet depuis Stockholm. La vie était rose. L’entretien avait été bref.
Le directeur du personnel avait déjà préparé le contrat. Le salaire était
presque trois fois supérieur à ce qu’elle gagnait à Stockholm. Quel homme
courtois, ce directeur.
En vingt-cinq ans, les directeurs du personnel avaient changé. On les appelait
désormais directeurs des ressources humaines. À l’époque, ce gentil homme lui
avait dit : « Le CEO et moi avons signé, il ne manque plus que ta signature.
Rentre chez toi, lis, réfléchis et donne ta réponse. » Elle se souvenait de ce
moment avec le sourire.
Vingt-cinq années magnifiques avaient passé à toute
vitesse. Elle avait progressé dans sa carrière, assuré sa sécurité financière.
Mais pour une raison qu’elle ignorait, elle n’avait jamais osé changer
d’histoire. Ce n’est qu’en étant licenciée qu’elle avait trouvé la force
d’écrire une nouvelle page.
Elle tourna depuis la rue Saint André, puis s’engagea
dans la rue de la Commune. Il pleuvinait encore légèrement. Cette fois, Selin
marchait avec un large sourire sur le visage. Elle avait laissé son travail, sa
routine, son ancienne vie derrière elle, mais elle aimait de tout son cœur sa
nouvelle vie. Parfois, une fin que l’on n’a pas écrite soi-même peut être un
tout nouveau commencement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire