mercredi 16 juillet 2025

10) Une soirée extraordinaire (Une année à Montréal : Partie 1)

 


C’était un soir d’octobre pluvieux et sombre. En avançant sur la rue St. Huber, j’avais mis les essuie-glaces à pleine vitesse. « Pfff, quelle pluie horrible ! » ai-je murmuré. La ville s’était rendue à la pluie ; les rues étaient devenues d’énormes miroirs reflétant les lampadaires.

Quand j’ai ouvert la porte du garage avec la télécommande et que je suis entrée dans le parking de notre immeuble donnant sur le Vieux-Port, j’ai poussé un profond soupir. « Quelle pluie épouvantable ! Enfin à la maison. Est-ce que cette ville me teste ou quoi ? » me suis-je dit.

Cela faisait deux mois que j’étais arrivée à Montréal. Le froid légendaire dont tout le monde m’avait parlé n’était toujours pas là. En fait, le mois d’octobre avait été exceptionnellement chaud et ensoleillé. Mais aujourd’hui, sans prévenir, une pluie tropicale intense s’était abattue et n’avait pas cessé de toute la journée.

J’ai garé notre Saab Cabrio à sa place habituelle. Mon compagnon Charles avait trouvé cette vieille beauté au Québec, et en imaginant mon sourire, il avait soigneusement nettoyé les sièges en cuir et fait briller la carrosserie.

J’ai ouvert la porte de la voiture, posé les deux pieds par terre avant de sortir du véhicule bas, et en me redressant, j’ai ressenti une douleur dans le dos. Je n’étais pas encore vieille. J’allais avoir cinquante-cinq ans le mois prochain. Mais ces derniers temps, je me débattais avec des douleurs dans le dos, le cou et les genoux. Les problèmes de santé successifs m’avaient forcée à descendre du monde des dieux vers celui des mortels. Mon patrimoine génétique avait mis mes organes internes à rude épreuve, mais heureusement, il avait embelli mon apparence. J’étais devenue une femme élégante, séduisante et sophistiquée. À la place de la petite fille timide et effacée de mon enfance, je voyais dans le miroir une femme gracieuse.

J’ai tiré le siège conducteur en avant pour attraper dans le coffre mon sac à dos en cuir vert acheté à Venise l’année dernière et mon petit sac à main. Sur les conseils insistants de mon compagnon, j’avais pris l’habitude d’utiliser un sac à dos pour protéger mon dos. Je n’avais plus cette manie de remplir mon sac à craquer ; désormais je n’y mettais que mon ordinateur portable et quelques objets essentiels. À part un rouge à lèvres et un petit flacon de parfum, je ne transportais plus de maquillage. Avant, j’utilisais d’énormes sacs à main. Souvent, je ne savais même pas ce qu’ils contenaient. Parfois, même Dieu n’aurait pas pu deviner ce que j’en sortais. Mon ex-mari Daniel riait en disant que c’était mon « sac Woopy ». Woopy, c’était paraît-il un magicien dans une émission télé pour enfants qu’il regardait, célèbre pour sortir n’importe quoi de son sac.

Je suis montée dans l’ascenseur et j’ai appuyé sur le bouton du huitième étage. L’idée de monter les neuf étages à pied depuis le garage pour entraîner mes jambes et mon cœur m’avait traversé l’esprit, mais je ne l’avais jamais fait.

Comme nous ne devions rester au Canada que temporairement, au maximum deux ans, nous avions loué un appartement meublé. Nous profitions de certains luxes auxquels nous n’étions pas habitués en Europe : le hall d’entrée, la piscine, la salle de sport, le sauna.

Quand j’avais commencé ma carrière, j’avais immédiatement contracté un prêt à la banque où je travaillais pour acheter ma propre maison. Aujourd’hui, vivre en location, entourée de meubles choisis par quelqu’un d’autre, me donnait l’impression d’un séjour prolongé à l’hôtel.

Le Canada, pour des romantiques européens chroniques comme nous, était un endroit beaucoup trop américanisé. Les rues chargées d’histoire nous manquaient. Même le français québécois nous semblait agressif, comme un Américain parlant français. Cette amabilité constante des gens d’ici nous paraissait souvent un peu forcée. Mais après tout, nous n’étions pas là pour toujours. Nous n’étions pas condamnés à rester ici, et ce mode de vie entre expatrié et touriste nous convenait.

Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes au huitième étage. La porte de mon voisin était grande ouverte, avec des valises et des sacs de courses devant. J’avais déjà rencontré la petite femme aux cheveux blancs, d’une soixantaine d’années, qui transportait des affaires avec son mari, que je voyais pour la première fois. Il était bien plus grand qu’elle, corpulent et mal coiffé. Sur les six appartements de notre étage, je ne savais même pas qui habitaient les autres, sauf deux.

Le vieux couple s’est présenté rapidement. Ils m’ont dit qu’ils vivaient surtout dans leur maison secondaire à l’extérieur de la ville et qu’ils venaient ici tous les quinze jours pour le travail. Quand ils ont appris que j’étais Suisse, dix minutes plus tard, le mari est venu frapper à ma porte. J’ai ouvert avec hésitation, et il m’a lancé une phrase en allemand qu’il avait apprise. Je me suis dit : « Typique des Canadiens, toujours trop familiers. » L’autre jour, nous avions invité un collègue de mon mari, et il avait ouvert notre frigo sans demander. Ouvrir un frigo dans une maison où l’on vient pour la première fois, c’est un mélange de familiarité et de sans-gêne qui semble réservé aux Canadiens.

Même si je me sentais parfaitement en sécurité dans cet appartement, je verrouillais toujours la porte. L’entrée principale de l’immeuble était constamment fermée à clé, mais les livreurs sonnaient, et les habitants ouvraient la porte depuis leur appartement. Il y avait aussi beaucoup de sans-abri dans cette ville, et certains tentaient de profiter des livraisons pour entrer dans le hall chauffé.

Mon cerveau était capable d’imaginer une infinité de scénarios catastrophes, alors quand le voisin a frappé, j’ai eu un petit sursaut d’anxiété. Je me suis dit une fois de plus que j’avais raison de garder la porte fermée.

Mon mari travaillait dans une usine de la zone industrielle de Granby, à quatre-vingts kilomètres d’ici. Il passait deux heures par jour dans sa voiture et rentrait toujours plus tard que moi. Pendant ce temps, je rangeais l’appartement, faisais du repassage ou allais à la salle de sport.

Ce soir-là, sous l’effet de la pluie, la nuit était tombée vite. Mais les derniers rayons du soleil avaient trouvé une brèche entre les nuages et faisaient briller le dôme argenté du marché Bonsecours. J’avais commencé à peindre cette vue incroyable sur une toile, pour l’emporter avec nous en Europe comme souvenir. La toile restait inachevée sur son chevalet depuis des semaines. Et ce soir encore, la lumière n’était pas bonne. À vrai dire, peindre des paysages ne me plaisait pas vraiment. J’avais toujours eu une passion pour la peinture, mais je préférais les portraits. Les toits, les terrasses, les cheminées et leur complexité m’épuisaient.

Dans le salon et la chambre, les fenêtres du sol au plafond capturaient cette vue sans fin comme un tableau. Surtout quand nous éteignions les lumières, je ne me lassais pas de contempler le panorama. Ce soir-là, j’ai enlevé mes vêtements de travail, mis un short, je me suis assise sur mon tapis de yoga et j’ai regardé le paysage. J’ai pris mes haltères pour faire semblant de faire un peu de sport, j’ai levé et baissé les bras deux ou trois fois, sans grande motivation.

Puis j’ai entendu la clé tourner dans la serrure, et je me suis précipitée pour accueillir mon compagnon dans le couloir. Nous nous sommes serrés fort dans les bras, nous nous sommes embrassés. Mais il avait l’air très fatigué. Il a suspendu son manteau, enlevé ses chaussures, et avant même que je pose une question, il a commencé à raconter.

Le matin même, en allant prendre sa voiture, il avait remarqué une énorme fissure sur le pare-brise. Il avait aussi trouvé un mot. La police expliquait dans la note qu’ils avaient arrêté l’auteur, un homme qui avait brisé les vitres de vingt autres voitures avant de se rendre de lui-même, sans rien voler.

« Mais pourquoi aurait-il fait ça ? » ai-je demandé. Puis j’ai répondu à ma propre question : « Ce ne serait pas un sans-abri ? Peut-être qu’avec l’hiver qui approche, il a pensé qu’il serait mieux en prison. » Mon mari a hoché la tête, il était d’accord. Ses collègues de travail avaient tiré la même conclusion. C’était une situation tragique. Quelle solution absurde et décadente ! Vingt propriétaires avaient découvert leur vitre brisée le matin, ils étaient allés au commissariat remplir des formulaires, avaient contacté leur assurance, pris rendez-vous chez le garagiste. Que de temps, d’efforts et d’argent perdus. Et pourquoi ? Parce que cette ville n’arrivait toujours pas à trouver une solution pour ses sans-abri.

J’ai sorti une bouteille de Chardonnay du frigo et j’ai rempli deux verres. J’en ai tendu un à mon mari, j’ai plongé mon regard dans le sien et j’ai dit : « Santé ». Une soirée ordinaire commençait sur le nouveau continent.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

10) Une soirée extraordinaire (Une année à Montréal : Partie 1)

  C’était un soir d’octobre pluvieux et sombre. En avançant sur la rue St. Huber, j’avais mis les essuie-glaces à pleine vitesse. « Pfff...