Il était trois heures du matin. Tout était plongé dans
l’obscurité. La porte de l’immeuble s’ouvrit silencieusement.
L’année dernière, le code de la porte était tombé en
panne, mais comme les habitants de l’immeuble n’avaient pas encore réuni les
fonds nécessaires pour le réparer, la porte était désormais déverrouillée aussi
bien le jour que la nuit. Les fonctionnaires et les retraités qui vivaient là,
pour la plupart avec des moyens limités, ne s’étaient pas particulièrement
préoccupés de savoir si la porte était verrouillée ou non. Profitant de cette
situation, des enfants qui ne vivaient même pas dans l’immeuble avaient pris
l’habitude d’y passer leur temps libre, courant dans les escaliers, glissant
sur les rampes ou s’asseyant sur les marches absorbés par leurs téléphones
portables. En l’espace d’un an, des noms avaient été gravés sur les murs de
l’immeuble, des insultes y avaient été écrites. L’été dernier, lorsque Monsieur
Mehmet, du numéro 3, était décédé, sa fille avait vidé l’appartement où il
vivait en location depuis des années, emporté quelques affaires utiles et
entassé le reste dans un coin du vaste couloir d’entrée, pensant que cela
pourrait servir à quelqu’un. Sur le canapé en velours cramoisi qui trônait à
l’avant de cet amas, et où Monsieur Mehmet s’asseyait souvent ces dernières
années, les enfants jouaient, coinçaient des papiers de chocolat entre les coussins,
essuyaient leurs doigts couverts de morve sur le tissu. Il arrivait même qu’ils
tirent des flèches depuis le haut de la bibliothèque du fond sur ceux qui
entraient dans l’immeuble. Avec l’arrivée de l’automne, les chats avaient
commencé à y dormir les nuits froides. L’immeuble n’avait rien à envier au Bonbon
Palace d’Elif Şafak.
Le résident le plus ancien de cet immeuble était Monsieur
Levon. Lorsque l’immeuble avait été construit en 1956, de jeunes couples
s’étaient installés dans tous les appartements. Lorsque les parents de Levon
avaient emménagé, il n’avait que cinq ans. À l’époque, le quartier comme
l’immeuble étaient élégants et agréables. Le portail du jardin restait toujours
fermé, des roses fleurissaient dans le jardin, principalement entretenu par le
père de Levon, et un pommier ainsi qu’un cerisier se couvraient de fleurs au
printemps et de fruits en été. Dans cet immeuble de quatre étages, des enfants
étaient nés, la plupart avaient grandi, s’étaient mariés et étaient partis,
leurs parents avaient soit rejoint l’au-delà, soit vieilli au point de ne plus
pouvoir quitter leur appartement. Même ceux qui avaient emménagé plus tard
étaient maintenant à l’âge de la retraite.
Monsieur Levon était fils unique. Il ne s’était jamais
marié et, après la mort de ses parents, avait continué à vivre dans cet
appartement. En soixante-dix ans, le visage du quartier avait radicalement
changé : les maisons avec jardin et les petits immeubles avaient laissé place à
des bâtiments plus hauts et à des locaux commerciaux. Aujourd’hui, cet
immeuble, coincé entre des constructions modernes, ressemblait à un vestige
délabré d’un autre siècle. Le portail du jardin avait disparu, l’espace vert avait
été transformé en parking. Dans les années quatre-vingt, un verrou avait été
installé sur la porte d’entrée, mais depuis qu’il était cassé, l’immeuble était
devenu un véritable hall de passage.
Comme Monsieur Levon habitait au premier étage, il était
toujours le premier au courant de tout ce qui se passait. Dans sa jeunesse, il
avait été un bel homme, un séducteur, qui invitait ses petites amies chez lui,
au grand dam de certains voisins très pieux. À soixante-treize ans, il était
toujours alerte et séduisant. S’il ne menait plus de folles aventures, son
charme et sa courtoisie faisaient encore de lui l’idole des dames d’un certain
âge qui fréquentaient le Pera Café chaque dimanche.
Cette nuit-là, Monsieur Levon n’avait pas fermé l’œil.
Sur son tourne-disque, Charles Aznavour chantait Hier encore à un volume
assez bas pour ne pas déranger les voisins. Lui, assis dans son fauteuil de
lecture près de la fenêtre, regardait la rue déserte éclairée par un
lampadaire, perdu dans ses souvenirs. Lorsqu’une horloge sur pied, héritée de
son grand-père et qu’il n’aimait pas mais n’avait jamais eu le cœur de jeter,
sonna trois heures, il entendit un bruit semblable au claquement d’un talon
aiguille. Qui pouvait bien être dehors à cette heure-ci ? Il se leva de son
fauteuil et se pencha par la fenêtre.
Dehors, une femme fine et élégante, tenant son châle
d’une main et s’appuyant sur une canne de l’autre, regardait autour d’elle. Ses
cheveux blancs, grossièrement attachés en chignon, flottaient sous la lumière
du réverbère. Il n’avait aperçu ni taxi ni autre véhicule. Que faisait cette
femme ici à une heure pareille ? Alors qu’il se posait la question, il la
reconnut. C’était Jale. Oui, cela ne pouvait être qu’elle. Son amour d’enfance.
Il ne l’avait pas vue depuis un demi-siècle. Mais comment aurait-il pu oublier
ces poignets fins, cette tête délicate, ce joli nez retroussé, même après cent
ans ?
La porte de l’immeuble s’ouvrit silencieusement et Jale
s’y glissa avec grâce, telle un cygne.
Levon et Jale avaient le même âge. Ils avaient emménagé
dans l’immeuble la même année, mais étaient allés dans des écoles différentes.
Dans leur jeunesse, ils n’avaient eu d’autre proximité que des regards timides
échangés. Le père de Jale était médecin, sa mère lui faisait prendre des cours
de piano, et Levon se laissait emporter dans son monde imaginaire au son des
mélodies qui montaient de l’étage supérieur. En 1976, Jale avait été mariée au
fils d’une famille aisée, et lorsque Levon l’avait appris, il en avait été
profondément attristé, pleurant des nuits entières avant de se résigner au
cours de la vie.
Après son mariage, Jale avait emménagé dans le yalı de la
famille de son mari à Sarıyer. Ses parents, quant à eux, s’étaient installés
dans un des nouveaux quartiers en plein essor et n’étaient jamais revenus dans
le quartier de leur jeunesse. Elle avait eu deux fils. Après les avoir élevés,
et après la mort prématurée de son mari dans un tragique accident, elle avait
ouvert une galerie d’art à Etiler pour s’occuper. Ses fils, au lieu de
reprendre l’entreprise de leur père, avaient choisi une carrière académique et
étaient restés aux États-Unis.
Levon, voulant se prouver qu’il ne rêvait pas, se dirigea
rapidement vers la porte, sortit dans la cage d’escalier avec excitation et
descendit précipitamment les marches. Jale s’était arrêtée à l’endroit où
étaient entassées les affaires de Mehmet Bey et regardait l’entrée poussiéreuse
de l’immeuble. Son dos était tourné vers les escaliers. Les objets étaient
éclairés par la lumière du réverbère filtrant de l’extérieur. Levon était
fasciné par le fait qu’elle ait pu rester si élégante. Ne voulant pas l’effrayer,
il l’appela doucement : « Jale, c’est toi ? »
Jale sursauta tout de même, mais elle tourna la tête avec
dignité vers la source de la voix. Puis elle sourit largement, comme s’ils
s’étaient vus la veille : « J’ai pris un taxi, dit-elle pour commencer. Il
fallait que je rentre à la maison. » Levon n’avait vu aucun taxi.
Peut-être était-elle descendue plus loin et avait-elle marché. Que faisait-elle
ici en pleine nuit ? Malgré les rides, il pouvait encore voir la jeune fille en
elle, mais son retour, à cette heure tardive, dans cette maison qu’elle n’avait
pas habitée depuis cinquante ans, l’inquiétait profondément. « Pourquoi
es-tu venue ? Il n’y a plus personne ici ! » Jale sourit malicieusement,
les yeux brillants : « Je me suis enfuie de chez moi, Levon »,
dit-elle avant d’éclater de rire. Les garçons sont là, tous les deux. Ils sont
venus en urgence des États-Unis parce qu’ils pensent que j’ai Alzheimer et
veulent m’interner dans une maison de repos. Alors, cette nuit, je me suis
enfuie sans rien dire. Je me suis dit que j’irais chez mes parents.
Depuis environ cinq ans, Jale avait commencé à s’égarer
de temps en temps et revenait souvent dans ce vieux quartier. Mais elle avait
toujours réussi à rentrer sans que personne ne la remarque. Une fois, elle
était sortie pour voir une amie et avait fini par oublier, se perdant dans le
plaisir du shopping. Ces disparitions devenant plus fréquentes, ses fils
avaient commencé à s’inquiéter et cherchaient une solution pour leur mère.
Jale regarda Levon : « Je peux avoir Alzheimer, mais
je me souviens de toi, Levon ! Tes yeux ont toujours été magnifiques. Ils le
sont encore, mais tu as tellement vieilli ! » Ils éclatèrent tous les deux
de rire. Levon répondit : « Et toi, tu es toujours aussi belle. » Puis,
pour ne pas réveiller les habitants de l’immeuble, il porta sa main à sa bouche
pour faire signe de se taire. « Monte », dit-il. « Tes parents
ne sont pas là, tu le sais, n’est-ce pas ? Cinquante ans ont passé… Sont-ils
encore en vie ? Moi, je suis toujours là, au moins, je n’ai jamais bougé d’ici. »
Jale sembla résoudre quelque chose dans son esprit et leva la tête. «
Oui, maman est partie. Et mon père… nous l’avons perdu quand mes fils étaient
encore petits. » Puis elle regarda à nouveau Levon : « Allez, prends
mon bras. Je ne sais pas pourquoi j’ai mis ces talons. »
Les deux vieux amis montèrent les escaliers, bras dessus,
bras dessous, tandis que la voix d’Aznavour résonnait encore sur le
tourne-disque.
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