mercredi 19 mars 2025

13) L’amour est terminé



Le samedi matin, Derya s’est réveillée avec l’appel de Serap. "Ma chérie, ça fait deux jours que je n’arrive pas à dormir. Tunç va venir la semaine prochaine pour récupérer ses affaires. Il m’a demandé de te le dire," dit-elle. Le cœur de Derya s’est mis à battre plus vite. Avec le téléphone coincé entre son épaule droite et son oreille, elle a mis son peignoir et a couru en bas. Elle a appuyé sur le bouton de la machine à café, a ouvert la porte du jardin et a inspiré l’air frais du matin.

Serap continuait à parler : "L’autre jour, tu l’as appelé, et il s’est vraiment énervé. ‘Ça faisait deux ou trois semaines que j’étais tranquille, mais elle a recommencé à envoyer des messages. Je les supprime sans les lire. Ça me met en colère,’ m’a-t-il dit." Serap s’est arrêtée un moment, attendant la réaction de son amie. Comme rien ne venait de l’autre côté, elle a continué : "Ma fille, pourquoi tu lui as envoyé un message ? Je t’avais dit de ne pas le faire, non ?" Derya s’est assise sur la balançoire du jardin avec son café à la main. "Pourquoi je ne l’aurais pas fait ? J’en avais envie, alors je l’ai fait," a-t-elle marmonné. Serap a dit : "Alors ne m’en mêle pas. Je ne veux pas être au milieu de ça, Derya."

Derya en a voulu à son amie de dix ans, Serap, de vouloir rester neutre, mais elle n’a rien dit. Après un court silence, Serap a dit : "Je lui ai demandé comment il allait récupérer ses affaires. Il a dit qu’il appellerait Franck." Derya a répondu : "Non mais sérieusement ! C’est ridicule. Il ne connaît même pas Franck. Je suis censée lui laisser ses affaires ?" Serap a dit : "Je crois qu’il veut amener Franck avec lui parce qu’il a peur que tu sortes un couteau ou je ne sais quoi quand il viendra. Du coup je pense que Franck viendra avec lui jusqu’à la porte…"

Derya avait l’impression d’être dans un monde surréaliste. Elle a posé sa tasse de café sur la balançoire et a marché vers l’autre côté du jardin. En ramassant les fleurs séchées, elle essayait de comprendre ce que son amie venait de dire. Elle se sentait coincée entre l’envie de rire et celle de pleurer.

Ce qui lui faisait mal, ce n’était pas seulement les pensées absurdes de Tunç à son sujet, mais aussi le fait que Serap lui répète tout cela sans se poser de questions. Elle n’avait même pas dit : "T’es folle ou quoi, ma copine ? Quel couteau ?" Tunç l’ignorait depuis deux mois, évidemment parce qu’il n’avait pas le courage de lui faire face.

Elle a alors dit à Serap : "Mais non, voyons, Franck ne se mêlerait jamais de ça," puis elle l’a remerciée pour l’info et a raccroché.

Elle est restée un moment de plus dans le jardin et s’est mise à faire ce qui l’apaisait toujours. Elle a arraché les grosses mauvaises herbes qui ressemblaient à des feuilles de salade entre les brins d’herbe et a semé des graines de gazon dans les trous. Le petit pommier avait maintenant des pommes grosses comme des prunes. Elle en a cueilli une, encore verte. En croquant dans la pomme acide, elle a appelé Franck et lui a dit : "Ne te mêle pas de ça." Franck a répondu : "Ma chérie, pourquoi je ferais ça ? Bien sûr que non." "Mon cher Franck, un vrai ami," a pensé Derya, émue. Elle a essuyé ses yeux mouillés avec l’ourlet de sa robe en lin et a continué d’arracher les mauvaises herbes.

Elle se sentait mieux, comme si elle avait arraché avec les herbes son angoisse intérieure. Elle a mis ses baskets, ses lunettes de soleil et est sortie marcher vers les vignes. Elle avait décidé de ne pas agir comme Tunç s’y attendait. Même si les situations lui mettaient les nerfs à vif, elle s’était promis de garder sa dignité et son calme.

Tout cela avait explosé pendant les vacances d’été à Kuşadası, en discutant avec la sœur de Tunç. Elles buvaient du vin sur le balcon, et quand le sujet des enfants est venu sur la table, Derya avait dit : "De toute façon, Tunç ne peut pas avoir d’enfants." Sa sœur n’avait rien dit sur le moment mais elle l’avait répété à Tunç plus tard. Le lendemain, il avait mis fin à leur relation au téléphone.

Derya l’avait appelé des dizaines de fois pour s’excuser. "On avait bu, on se confiait, c’est ta sœur qui a lancé le sujet," avait-elle essayé de se défendre. Elle avait proposé d’en parler en face à face, mais Tunç n’avait jamais répondu. Il avait balayé deux belles années d’un coup de couteau.

Bien sûr, Derya aurait aimé avoir un enfant avec lui aussi, mais alors qu’elle essayait encore d’accepter la situation, elle ne comprenait pas pourquoi Tunç faisait de ce sujet un tel tabou. Sa sœur était déjà un peu folle ; elle croyait que les péchés des ancêtres se transmettaient aux générations suivantes sous forme de maladies. Qui sait ce qu’elle avait fait de cette histoire de stérilité ?

Ce soir-là, elle s’est consolée avec des dramas coréens et deux verres de Chardonnay. Avec ses ex, elle s’était toujours séparée de manière civilisée. C’était la première fois que quelqu’un disparaissait comme ça. Parfois elle pleurait, parfois elle écrivait ses sentiments dans son journal.

Le dimanche, elle a changé la disposition de la maison. Elle pensait qu’effacer les traces de Tunç ferait du bien à sa santé mentale. Elle s’est rappelée ce que son thérapeute lui avait dit : "Mets ses affaires dans des cartons et range-les dans le garage. S’il vient les chercher, si possible, ne le laisse pas entrer chez toi. Si tu veux parler, ne parle jamais à l’intérieur. Choisis un endroit neutre, un restaurant ou autre. S’il vient sans prévenir, dis-lui que tu n’es pas disponible et demande-lui de revenir dans quelques heures. Comme ça, tu gagnes du temps pour te préparer."

Tout en essayant de suivre les conseils de son thérapeute, elle luttait aussi pour éteindre l’incendie en elle. Elle a écrit sur le groupe WhatsApp des filles : "Si vous avez des trucs à jeter et que vous ne savez pas où les mettre, vous pouvez les donner à mon ex." Elles ont toutes ri. Pour l’amuser, elles ont commencé à lister les objets qu’elles donneraient.

Lundi soir, en rentrant du travail, Derya a rassemblé toutes les affaires de Tunç. Elle a soigneusement rangé ses costumes et chemises dans une grande valise, ses pulls et t-shirts dans une plus petite. Elle a mis ses manteaux dans un grand sac de sport, en plaçant des papiers fins entre eux. Ses chaussures et quelques dossiers professionnels sont allés dans un quatrième sac. Il y avait aussi une imprimante, qu’elle a placée dans un carton. Elle a aligné le tout proprement dans le garage, à côté de sa voiture.

Elle s’est dit que si Tunç était à Istanbul, il prendrait l’avion pour Paris, récupérerait la vieille voiture de sa sœur et viendrait ici. En comptant que sa sœur le retiendrait sûrement quelques jours avec des courses à faire, elle a pensé qu’il ne viendrait à Annecy que le vendredi suivant.

Le mercredi, il n’y avait toujours pas de nouvelles. Derya était tellement tendue par cette attente qu’elle a acheté un billet pour Bodrum, pour trois jours, le jeudi soir. En partant, elle a prévenu Serap : "Si Tunç appelle, surtout, ne lui dis pas que je suis partie en Turquie !"

En faisant sa valise, elle a aussi vraiment eu de la peine pour Tunç. "Toute une vie ne tient pas dans trois ou quatre valises, mon amour," avait-elle pleuré. Elle avait sincèrement pitié de cet homme qui errait d’un endroit à l’autre comme un Bédouin. Bientôt il aurait quarante ans, un homme mûr, mais il vivait toujours dans un petit studio et ne contredisait jamais sa sœur célibataire. Il avait fait ses études en Turquie, puis avait vécu comme un nomade dans divers pays européens. Depuis quatre ans, il était resté à Paris parce qu’il voulait être proche de sa sœur. "Si seulement il avait trouvé la paix ici avec moi, et qu’il avait mis fin à ces migrations sans fin," pensait-elle, pendant que ses larmes tombaient sur les chemises qu’elle avait pliées avec soin dans la valise.

En réalité, Tunç disait souvent : "Je le veux vraiment. Je veux enfin m’enraciner quelque part." Mais il n’y arrivait pas. Tant qu’il resterait aussi dur et impitoyable envers lui-même et envers les autres, il ne trouverait jamais la paix avec aucune femme, nulle part. Il serait toujours comme des plumes emportées par le vent—un jour ici, un jour ailleurs. Ce n’était pas quelque chose qu’il contrôlait. Quelque chose, au fond de son subconscient, le poussait à vivre ainsi.

Même si elle avait décidé de ne rien dire à Tunç, dans les jours qui ont suivi, elle n’a pas agi comme prévu. Elle lui a envoyé un message, lui disant qu’elle était à Bodrum mais qu’elle avait emballé ses affaires et les avait laissées dans le garage. Tunç connaissait le code du garage. Il pouvait entrer et les prendre.

Pendant les trois jours qu’elle a passés à Bodrum, elle savait qu’il ne voulait pas la voir, mais elle rêvait quand même d’aller à Istanbul pour le voir. Le dernier jour, vers midi, elle a tenté une dernière fois de l’appeler sur son portable. Pour la première fois depuis des mois, Tunç a répondu. Il a dit qu’il était arrivé à Genève, qu’il avait loué une voiture et qu’il se rendait à Annecy pour récupérer ses affaires.

Le vol de Derya était prévu pour le soir, mais ce matin-là, elle était allongée sur un transat à la plage de l’hôtel, à Bodrum, en regardant la mer. Elle imaginait Tunç en train de louer une voiture à l’aéroport de Genève. Elle aurait aimé arriver avec le vol du matin et le croiser par hasard à l’aéroport.

Elle a regardé sa montre. Il n’était que midi. Elle a commandé une coupe de champagne. Puis, comme si elle était pressée, elle l’a bue d’un trait et est montée dans sa chambre pour préparer sa valise. Elle voulait être à Genève tout de suite. Même si son vol n’était qu’à 19 heures, même si elle savait qu’elle n’arriverait pas à temps pour le voir, elle est allée tôt à l’aéroport, sans faire les courses qu’elle avait prévues.

À l’aéroport, en attendant, alors qu’il restait encore cinq heures avant son vol, elle a reçu un message du numéro français de Tunç : "Derya, merci, tu as super bien fait les valises. Je n’aurais pas pu faire aussi bien." Ça voulait dire qu’il était déjà passé à Annecy, qu’il avait récupéré ses affaires et qu’il était parti.

Elle n’a pas répondu, mais si elle l’avait fait, elle lui aurait dit qu’elle avait embrassé et senti toutes ses affaires en les rangeant, et qu’elle n’avait rien pu faire d’autre. Avec le départ des bagages, le dernier lien entre eux s’était aussi rompu. En essuyant ses larmes, elle s’est assise au bar de l’aéroport et a commandé une autre coupe de champagne. En sirotant son verre, elle a relu leurs anciens messages et les a effacés un par un. Elle savait qu’elle s’en voudrait le soir même dans son lit, mais elle l’a quand même fait. Puis elle a écrit dans son journal : "Quelle différence pour un aveugle entre le verre et le diamant ? Si celui qui te regarde est aveugle, ne te crois pas fait de verre ! / Rûmî." Puis elle a rayé "diamant" et écrit "Derya" à la place. Parce que même si l’amour était fini, la vie continuait.

 


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