mardi 4 février 2025

06) Retour à la Maison . Hier Encore

 



Il était trois heures du matin. Tout était plongé dans l’obscurité. La porte de l’immeuble s’ouvrit silencieusement.

L’année dernière, le code de la porte était tombé en panne, mais comme les habitants de l’immeuble n’avaient pas encore réuni les fonds nécessaires pour le réparer, la porte était désormais déverrouillée aussi bien le jour que la nuit. Les fonctionnaires et les retraités qui vivaient là, pour la plupart avec des moyens limités, ne s’étaient pas particulièrement préoccupés de savoir si la porte était verrouillée ou non. Profitant de cette situation, des enfants qui ne vivaient même pas dans l’immeuble avaient pris l’habitude d’y passer leur temps libre, courant dans les escaliers, glissant sur les rampes ou s’asseyant sur les marches absorbés par leurs téléphones portables. En l’espace d’un an, des noms avaient été gravés sur les murs de l’immeuble, des insultes y avaient été écrites. L’été dernier, lorsque Monsieur Mehmet, du numéro 3, était décédé, sa fille avait vidé l’appartement où il vivait en location depuis des années, emporté quelques affaires utiles et entassé le reste dans un coin du vaste couloir d’entrée, pensant que cela pourrait servir à quelqu’un. Sur le canapé en velours cramoisi qui trônait à l’avant de cet amas, et où Monsieur Mehmet s’asseyait souvent ces dernières années, les enfants jouaient, coinçaient des papiers de chocolat entre les coussins, essuyaient leurs doigts couverts de morve sur le tissu. Il arrivait même qu’ils tirent des flèches depuis le haut de la bibliothèque du fond sur ceux qui entraient dans l’immeuble. Avec l’arrivée de l’automne, les chats avaient commencé à y dormir les nuits froides. L’immeuble n’avait rien à envier au Bonbon Palace d’Elif Şafak.

Le résident le plus ancien de cet immeuble était Monsieur Levon. Lorsque l’immeuble avait été construit en 1956, de jeunes couples s’étaient installés dans tous les appartements. Lorsque les parents de Levon avaient emménagé, il n’avait que cinq ans. À l’époque, le quartier comme l’immeuble étaient élégants et agréables. Le portail du jardin restait toujours fermé, des roses fleurissaient dans le jardin, principalement entretenu par le père de Levon, et un pommier ainsi qu’un cerisier se couvraient de fleurs au printemps et de fruits en été. Dans cet immeuble de quatre étages, des enfants étaient nés, la plupart avaient grandi, s’étaient mariés et étaient partis, leurs parents avaient soit rejoint l’au-delà, soit vieilli au point de ne plus pouvoir quitter leur appartement. Même ceux qui avaient emménagé plus tard étaient maintenant à l’âge de la retraite.

Monsieur Levon était fils unique. Il ne s’était jamais marié et, après la mort de ses parents, avait continué à vivre dans cet appartement. En soixante-dix ans, le visage du quartier avait radicalement changé : les maisons avec jardin et les petits immeubles avaient laissé place à des bâtiments plus hauts et à des locaux commerciaux. Aujourd’hui, cet immeuble, coincé entre des constructions modernes, ressemblait à un vestige délabré d’un autre siècle. Le portail du jardin avait disparu, l’espace vert avait été transformé en parking. Dans les années quatre-vingt, un verrou avait été installé sur la porte d’entrée, mais depuis qu’il était cassé, l’immeuble était devenu un véritable hall de passage.

Comme Monsieur Levon habitait au premier étage, il était toujours le premier au courant de tout ce qui se passait. Dans sa jeunesse, il avait été un bel homme, un séducteur, qui invitait ses petites amies chez lui, au grand dam de certains voisins très pieux. À soixante-treize ans, il était toujours alerte et séduisant. S’il ne menait plus de folles aventures, son charme et sa courtoisie faisaient encore de lui l’idole des dames d’un certain âge qui fréquentaient le Pera Café chaque dimanche.

Cette nuit-là, Monsieur Levon n’avait pas fermé l’œil. Sur son tourne-disque, Charles Aznavour chantait Hier encore à un volume assez bas pour ne pas déranger les voisins. Lui, assis dans son fauteuil de lecture près de la fenêtre, regardait la rue déserte éclairée par un lampadaire, perdu dans ses souvenirs. Lorsqu’une horloge sur pied, héritée de son grand-père et qu’il n’aimait pas mais n’avait jamais eu le cœur de jeter, sonna trois heures, il entendit un bruit semblable au claquement d’un talon aiguille. Qui pouvait bien être dehors à cette heure-ci ? Il se leva de son fauteuil et se pencha par la fenêtre.

Dehors, une femme fine et élégante, tenant son châle d’une main et s’appuyant sur une canne de l’autre, regardait autour d’elle. Ses cheveux blancs, grossièrement attachés en chignon, flottaient sous la lumière du réverbère. Il n’avait aperçu ni taxi ni autre véhicule. Que faisait cette femme ici à une heure pareille ? Alors qu’il se posait la question, il la reconnut. C’était Jale. Oui, cela ne pouvait être qu’elle. Son amour d’enfance. Il ne l’avait pas vue depuis un demi-siècle. Mais comment aurait-il pu oublier ces poignets fins, cette tête délicate, ce joli nez retroussé, même après cent ans ?

La porte de l’immeuble s’ouvrit silencieusement et Jale s’y glissa avec grâce, telle un cygne.

Levon et Jale avaient le même âge. Ils avaient emménagé dans l’immeuble la même année, mais étaient allés dans des écoles différentes. Dans leur jeunesse, ils n’avaient eu d’autre proximité que des regards timides échangés. Le père de Jale était médecin, sa mère lui faisait prendre des cours de piano, et Levon se laissait emporter dans son monde imaginaire au son des mélodies qui montaient de l’étage supérieur. En 1976, Jale avait été mariée au fils d’une famille aisée, et lorsque Levon l’avait appris, il en avait été profondément attristé, pleurant des nuits entières avant de se résigner au cours de la vie.

Après son mariage, Jale avait emménagé dans le yalı de la famille de son mari à Sarıyer. Ses parents, quant à eux, s’étaient installés dans un des nouveaux quartiers en plein essor et n’étaient jamais revenus dans le quartier de leur jeunesse. Elle avait eu deux fils. Après les avoir élevés, et après la mort prématurée de son mari dans un tragique accident, elle avait ouvert une galerie d’art à Etiler pour s’occuper. Ses fils, au lieu de reprendre l’entreprise de leur père, avaient choisi une carrière académique et étaient restés aux États-Unis.

Levon, voulant se prouver qu’il ne rêvait pas, se dirigea rapidement vers la porte, sortit dans la cage d’escalier avec excitation et descendit précipitamment les marches. Jale s’était arrêtée à l’endroit où étaient entassées les affaires de Mehmet Bey et regardait l’entrée poussiéreuse de l’immeuble. Son dos était tourné vers les escaliers. Les objets étaient éclairés par la lumière du réverbère filtrant de l’extérieur. Levon était fasciné par le fait qu’elle ait pu rester si élégante. Ne voulant pas l’effrayer, il l’appela doucement : « Jale, c’est toi ? »

Jale sursauta tout de même, mais elle tourna la tête avec dignité vers la source de la voix. Puis elle sourit largement, comme s’ils s’étaient vus la veille : « J’ai pris un taxi, dit-elle pour commencer. Il fallait que je rentre à la maison. » Levon n’avait vu aucun taxi. Peut-être était-elle descendue plus loin et avait-elle marché. Que faisait-elle ici en pleine nuit ? Malgré les rides, il pouvait encore voir la jeune fille en elle, mais son retour, à cette heure tardive, dans cette maison qu’elle n’avait pas habitée depuis cinquante ans, l’inquiétait profondément. « Pourquoi es-tu venue ? Il n’y a plus personne ici ! » Jale sourit malicieusement, les yeux brillants : « Je me suis enfuie de chez moi, Levon », dit-elle avant d’éclater de rire. Les garçons sont là, tous les deux. Ils sont venus en urgence des États-Unis parce qu’ils pensent que j’ai Alzheimer et veulent m’interner dans une maison de repos. Alors, cette nuit, je me suis enfuie sans rien dire. Je me suis dit que j’irais chez mes parents.

Depuis environ cinq ans, Jale avait commencé à s’égarer de temps en temps et revenait souvent dans ce vieux quartier. Mais elle avait toujours réussi à rentrer sans que personne ne la remarque. Une fois, elle était sortie pour voir une amie et avait fini par oublier, se perdant dans le plaisir du shopping. Ces disparitions devenant plus fréquentes, ses fils avaient commencé à s’inquiéter et cherchaient une solution pour leur mère.

Jale regarda Levon : « Je peux avoir Alzheimer, mais je me souviens de toi, Levon ! Tes yeux ont toujours été magnifiques. Ils le sont encore, mais tu as tellement vieilli ! » Ils éclatèrent tous les deux de rire. Levon répondit : « Et toi, tu es toujours aussi belle. » Puis, pour ne pas réveiller les habitants de l’immeuble, il porta sa main à sa bouche pour faire signe de se taire. « Monte », dit-il. « Tes parents ne sont pas là, tu le sais, n’est-ce pas ? Cinquante ans ont passé… Sont-ils encore en vie ? Moi, je suis toujours là, au moins, je n’ai jamais bougé d’ici. » Jale sembla résoudre quelque chose dans son esprit et leva la tête. «  Oui, maman est partie. Et mon père… nous l’avons perdu quand mes fils étaient encore petits. » Puis elle regarda à nouveau Levon : « Allez, prends mon bras. Je ne sais pas pourquoi j’ai mis ces talons. »

Les deux vieux amis montèrent les escaliers, bras dessus, bras dessous, tandis que la voix d’Aznavour résonnait encore sur le tourne-disque.

 

16- La réunion de famille

Dans l’espace large qui s’étendait de la porte de la cour jusqu’à la maison, deux longues tables avaient été dressées ; le grand oncle A...