vendredi 8 novembre 2024

05) L’homme assis sur le banc

 



Il y a aujourd’hui deux bancs alignés adossés au mur nord de l’ancienne gare de Dalhousie, désormais reconvertie en espace d’événements artistiques. Sur chaque banc est assis un homme, tous deux noirs. À midi trente, en descendant les escaliers dallés de la rue Notre-Dame vers la rue Saint-Hubert, vous ne pouvez pas manquer ces deux hommes. S’ils ne sont pas là, vous sentez qu’ils manquent à ce lieu. Au début, vous ne les remarquez peut-être pas, mais avec le temps, vous les observez avec attention et vous découvrez que, mis à part la couleur de leur peau, ils n’ont rien en commun.

L’un d’eux est, comme vous pourriez vous y attendre, un sans-abri qui dort la nuit sur les bancs. Un homme fatigué, le corps courbé vers l’avant, les cheveux en désordre, les mains qui fouillent constamment ses affaires, et disperse ses objets autour de lui. À Montréal, les partisans du politiquement correct l’appellent « SDF » (sans domicile fixe).

L’autre, bien qu’il ressemble à distance à la même silhouette sombre, révèle à qui regarde de près un pantalon impeccablement repassé, un blazer élégant, une chemise sombre assortie, des chaussures impeccables, une coupe de cheveux parfaite, une silhouette soignée et une posture droite et noble qui trahit d’emblée qu’il ne dort pas là. Ce jeune homme joint ses mains sur ses genoux, l’un de ses pieds avancé, l’autre sous le banc, immobile, fixant le regard droit devant lui.

Une fois que vous remarquez cette différence, l’homme aux mains jointes, assis comme s’il portait un fardeau, s’ancre dans votre esprit. Qui sait quel souci le tenaille ? Vous pensez peut-être qu’il a perdu son emploi et, incapable de l’accepter, s’habille chaque matin comme s’il allait travailler, quitte à ne pas y aller vraiment. Peut-être aussi que c’est un traumatisme si profond qu’il n’a pas osé l’avouer à son épouse. Il passe ses journées à ruminer sur ce banc, puis rentre chez lui le soir comme s’il revenait du travail, dans une scène de film.

Vous en venez à devenir obsédé par le voir chaque midi. Par curiosité, vous le surveillez même depuis chez vous. Vous comprenez que sa présence ici est liée à son monde intérieur, car vous constatez qu’il ne reste pas toute la journée mais seulement une heure et demie. Vous supposez qu’au lieu de déjeuner avec des collègues, il profite de ce laps de temps pour réfléchir, peser ses soucis. S’il a la foi, il peut y joindre ses mains pour prier ; ou simplement fermer les yeux pour se reposer.

Pour l’un, ces bancs constituent le lit ou la maison de chaque jour ; pour l’autre, ils sont une retraite où exposer ses tourments. Bien qu’ils se voient depuis longtemps, ils n’ont jamais cherché à communiquer l’un avec l’autre.

En plongeant dans la vie du jeune homme, vous découvrez que son père est sans-abri depuis un certain temps. Il a vécu environ un an dans une ancienne caravane, puis il a disparu depuis un mois. Avec sa peine et l’espoir de le retrouver, le jeune a commencé à nourrir compassion et curiosité envers les personnes vivant dans la rue. L’an dernier, son épouse aurait accepté de lui laisser son petit atelier, séparé de la maison, pour qu’il l’accueille chez eux. Aujourd’hui, rongé par le remords de ne pas savoir où se trouve son père, qui a même vendu sa caravane et disparu, il a commencé à saluer de loin l’homme du banc adjacent, se disant qu’il pourrait peut-être y puiser des informations. Mais aucun dialogue ne s’est noué entre eux. Qu’il soit présent ou non, le jeune homme n’a jamais cessé de venir sur ce banc.

Ces bancs sont des refuges et des havres de paix au cœur de la diversité cosmopolite de Montréal. C’est là que ces deux hommes affrontent leurs propres combats, leurs fatigues. Dans ce coin calme, protégé des foules et du bruit, au pied du mur latéral de l’ancienne gare devant un parc, ces deux bancs continuent de témoigner silencieusement de leurs vies.

 

10) Une soirée extraordinaire (Une année à Montréal : Partie 1)

  C’était un soir d’octobre pluvieux et sombre. En avançant sur la rue St. Huber, j’avais mis les essuie-glaces à pleine vitesse. « Pfff...