vendredi 25 octobre 2024

05) Ces belles personnes . Une lettre d'adieu

 


Ces belles personnes sont parties, chevauchant de magnifiques chevaux, comme dans cette célèbre citation de Yaşar Kemal. Je ressens un profond sentiment de perte, comme si les personnes les plus aimantes et bienveillantes du monde nous quittaient une à une, nous laissant seuls dans ce monde.

Parmi ces êtres extraordinaires, il y avait Monsieur Huseyin, né en 1935 dans une petite ville du nord de l’Iran, dans une famille modeste. Encore enfant, il a commencé comme apprenti chez un tailleur azéri, où il a non seulement maîtrisé l’art de la couture, mais aussi appris l’azéri. Après son installation à Téhéran, il a fait prospérer ses affaires, embauché du personnel, et est devenu l’un des tailleurs les plus respectés de la ville. Il avait même habillé des membres de la famille royale et de la classe politique. Malgré cela, il était connu pour sa modestie et sa gentillesse tout au long de sa vie.

Une autre personne, Madame Mukerrem – que tout le monde appelait Muki – est née en 1933. Peut-être parce qu’elle n’était pas particulièrement belle, ou parce qu’elle craignait de rester célibataire, elle a épousé ce tailleur alors pauvre en 1962. Ensemble, ils ont rapidement atteint une bonne situation économique, acheté une maison, une voiture, ouvert un atelier et envoyé leurs enfants dans des écoles privées.

Mais la Révolution islamique allait bouleverser leur vie. Ce qui avait commencé comme un mouvement de libération s’est rapidement transformé en un régime oppressif, où la police morale des mollahs persécutait ce couple. Parce qu’il confectionnait des vêtements pour femmes, la boutique de Monsieur Huseyin fut plusieurs fois perquisitionnée et il fut publiquement humilié et accusé de manière agressive. Sous cette pression constante, la lumière de la vie dans ses yeux s’est progressivement éteinte. Bien qu’il fût une personne douce, bienveillante et sans aucune intention de nuire, la pression du régime l’a poussé à s’exiler.

Dans les premières années de la Révolution, il a envoyé son fils et sa fille en Suède pour leurs études. Sa fille s’est ensuite mariée et est partie aux États-Unis, où il a fini par s’installer avec sa femme, à proximité de sa fille, en Virginie. Cependant, il a toujours gardé au fond de son cœur l’amertume de ces dernières années passées en Iran et, avant de mourir, il a fait le vœu que son corps ne soit jamais ramené en Iran.

Il n’était pas seulement un tailleur, mais un véritable artiste. Aussi créatif que les stylistes modernes et un maître dans son art, lorsqu’il confectionna la robe de mariée de sa belle-fille en Suède, il se contenta de voir une photo du modèle souhaité et d’obtenir les mesures par téléphone depuis l’Amérique. À son arrivée à Stockholm, la robe s’ajusta parfaitement, mais avec sa modestie, il attribua ce succès à la silhouette « parfaite » de la jeune femme plutôt qu’à ses compétences.

Sa belle-fille turque l’enchantait particulièrement. Il parlait volontiers l’azéri appris dans sa jeunesse, bien qu’il se sentît gêné de ne pas connaître tous les équivalents en turc. Avec son sourire chaleureux, il parlait toujours avec une profonde gentillesse.

En décembre 1998, Huseyin avait 63 ans, et sa femme Muki 65. Ils vivaient en Virginie, dans un appartement à Fairfax où ils nourrissaient les oiseaux sur le balcon, et regardaient des séries américaines le soir. Monsieur Huseyin avait transformé une pièce en atelier de couture et confectionnait des tenues pour la communauté iranienne de la région.

Lors de ma première visite chez eux, ma future belle-mère m’a accueillie avec une courtoisie réservée, tandis que mon futur beau-père m’a reçue avec une chaleur immense, comme si j’étais sa propre fille. Rapidement, j’ai aussi conquis le cœur de ma belle-mère, et elle clôturait chaque appel par un tendre « Je t’aime ».

Malgré mon divorce, je suis restée en contact avec eux, et ils m’ont toujours accueillie en tant que mère de leurs petits-enfants et leur « vraie » belle-fille. Malheureusement, nous avons perdu ces belles personnes. En septembre 2020, Monsieur Huseyin est décédé à Los Angeles à l’âge de 85 ans, et en octobre 2024, Madame Muki est partie à Téhéran, à l’âge de 90 ans.

Nous n’avons pas pu nous rendre en Iran pour un dernier adieu à Madame Muki. La dernière fois que j’ai vu Madame Muki, c’était en juin 2024 à Zurich. Elle était fatiguée et nous a parlé avec difficulté, puis mon fils, en larmes, m’a dit qu’elle ne l’avait pas reconnu lors de leur dernier appel vidéo. Peu de temps après, mon ancien mari a passé trois semaines auprès d’elle, avant qu’elle ne s’éteigne.

Mon dernier souvenir de Monsieur Huseyin date de 2018. Lors de notre visite, il a pris en charge le perçage d’oreille de mon fils, déclarant qu’il en serait le bienfaiteur. C’était son ultime geste d’amour, et je chéris les boucles d’oreilles qu’il m’a offertes ce jour-là.

Ces beaux êtres sont partis, chevauchant de magnifiques chevaux, mais ils vivent encore dans nos cœurs, à jamais aimés et jamais oubliés.

mercredi 2 octobre 2024

01) Cette Ville


Découvrir une ville, c’est comme entrer dans une nouvelle histoire. Et aujourd’hui, je veux vous parler de cette ville que je commence tout juste à explorer. De l’extérieur, elle ne semble pas si différente des autres grandes métropoles. Montréal, avec ses larges avenues, ses immeubles qui grimpent vers le ciel, ses cafés bondés et ses rues où résonnent différentes langues à chaque coin, est une ville typiquement cosmopolite. 

Ma première visite à Montréal remonte à un an. À l’époque, mon compagnon était venu plusieurs fois pour des préparatifs liés à l’installation d’une usine de son entreprise près de la ville. Comme son emploi du temps était toujours confirmé au dernier moment, je n’avais jamais pu l’accompagner. Mais en septembre dernier, j’avais organisé mon travail à distance pour ne travailler que les matinées et être libre l’après-midi, ce qui m’avait permis de le rejoindre ici. Ces huit jours de visite avaient été mon premier contact avec Montréal. Ces journées étaient passées comme un rêve. Le matin, je travaillais jusqu’à midi, puis, lorsque Zurich dépassait 18 heures, je sortais pour déjeuner chaque jour dans un restaurant différent, avant d’explorer musées et galeries, ou de m’asseoir dans les parcs pour dessiner. Cette semaine avait été si intense que nous avions même eu le temps d’assister à un concert de musique classique et de passer le week-end à Québec. C’est pourquoi, lorsque nous avons emménagé ici, cette ville ne m’était pas totalement inconnue. 

Pourtant, quand mon compagnon a reçu une proposition de mutation permanente, nous avons hésité. Pour ralentir le processus, nous avions exigé des conditions très élevées. Mais finalement, ils ont accepté : un magnifique appartement en résidence, une voiture, une assurance et un salaire attractif. Petit à petit, comme une grenouille qui s’habitue à l’eau froide, nous nous sommes faits à l’idée de déménager. Et sans nous en rendre compte, les jours ont filé, les mois ont passé, et en mars de cette année, nous avons choisi notre appartement à Montréal et fixé la date de notre installation. 

En tant que personne ayant vécu dans plusieurs pays et se définissant volontiers comme citoyenne du monde, je ne sais pas pourquoi j’ai tant hésité à venir ici. Peut-être le décalage horaire, peut-être l’immense océan qui nous sépare de l’Europe, ou peut-être la peur d’être loin de ceux que j’aime. Mais pour me convaincre, je me suis raccrochée à deux choses : d’abord, le besoin de faire une pause dans ma carrière, ensuite, l’envie d’apprendre enfin le français, une langue que je n’avais jamais eu l’occasion d’approfondir. 

C’est ainsi qu’a commencé notre aventure montréalaise. En écrivant ces lignes, je vois par la fenêtre la statue de la Vierge au sommet de la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours, les bras ouverts vers le port et les marins. Le dôme du marché Bonsecours scintille comme de l’argent sous la lumière du soleil. En bas, dans les rues, l’animation bat son plein. 

De chez nous, en remontant la rue Notre-Dame, j’arrive à mon école en dix minutes à peine. En chemin, je passe devant le palais de justice, puis, lorsque j’arrive sur la place Jacques-Cartier, je dois slalomer entre les touristes qui envahissent les trottoirs. Certains descendent d’immenses navires de croisière amarrés au port, d’autres arrivent en bus et commencent déjà à explorer le Vieux-Montréal et les quartiers branchés. Plus j’approche de mon école, plus les bruits de chantier s’intensifient, tandis que résonnent autour de moi des conversations en français, en anglais et parfois en espagnol. Le long des rues s’alignent cafés, épiceries et bureaux, accompagnés le matin par des sacs-poubelle en attente de ramassage, des embouteillages occasionnels et des travaux interminables. 

Les juges, en costume noir et chemise blanche, les femmes d’affaires en talons hauts marchent rapidement, absorbés dans leur monde. D’autres, en revanche, n’ont pas rompu ce lien subtil avec leur environnement : ils répondent à un sourire, remercient pour une porte tenue ou échangent un « Bonne journée ». 

Bien qu’il y ait tant à dire sur cette ville, je veux évoquer une réalité qui m’a profondément troublée et que je n’avais jamais vue ailleurs : les sans-abri. Mais pas ceux que l’on croise à Paris ou à Washington D.C., endormis dans un coin protégé. Ici, ce sont des personnes allongées en plein milieu du trottoir, parfois sans même prendre la peine de poser leur tête sur leur bras, leur chemise relevée dans le dos, comme inconscientes. Quand ils sont éveillés, ils errent dans les rues, surtout sur certains tronçons de la rue Sainte-Catherine, parlant sans arrêt à voix haute, comme s’ils haranguaient une foule, mais avec des phrases incompréhensibles. Ces scènes ressemblent à une dystopie futuriste tout droit sortie d’un film de science-fiction. Curieusement, cela me rappelle la série Netflix « Hot Skull ». 

Comme cela me préoccupait, mon compagnon a fait des recherches. Il s’avère que ces personnes ont subi des lésions cérébrales à cause d’une drogue autrefois répandue ici (il dit qu’elles sont « grillées »). Leur perception est déformée, comme s’ils vivaient dans un univers parallèle, coupés de la réalité. 

À Istanbul, j’ai bien sûr croisé des enfants des rues fouillant les poubelles, mais même s’ils étaient pauvres ou sous l’emprise de la drogue, ils restaient ancrés dans la vie, encore connectés à la réalité. Ici, ces gens errent comme des habitants d’une autre planète, inaccessibles, privés des fondamentaux de l’humanité. 

Bien sûr, il viendra des jours où je parlerai des beautés de Montréal. Mais pour l’instant, en ces premiers temps, ce qui me touche le plus, c’est ce spectacle étrange et surréel, ces visages d’une humanité brisée, au cœur même de ce pays riche et magnifique.


16- La réunion de famille

Dans l’espace large qui s’étendait de la porte de la cour jusqu’à la maison, deux longues tables avaient été dressées ; le grand oncle A...